Gouverner par décrets

Gouverner par décrets

Feb 12, 2025 - 09:44
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Gouverner par décrets

Immigration, économie, défense, éducation : pas un thème ne semble échapper aux décrets présidentiels de Donald Trump depuis son arrivée en poste. Le président multiplie l’adoption de nouvelles politiques, malgré les contestations juridiques. Mais pourquoi ce recours accru à cet outil ?

« C’est en quelque sorte un test de résistance de notre système, et personne ne sait vraiment à quel point c’est sérieux tant que les tribunaux n’ont pas statué sur ces questions – et je pense que la plupart des sujets seront contestés en cour », affirme Stephen Griffin, professeur de droit constitutionnel à l’Université Tulane, joint à La Nouvelle-Orléans.

Les présidents américains ont de tout temps eu recours à cet outil pour mettre en vigueur une politique rapidement, sans passer par le Congrès, ou en dernier recours, lorsque les élus s’opposaient à la mise en place d’une loi chère à l’exécutif.

Le démocrate Franklin D. Roosevelt, en poste de 1933 à 1945, détient le record des décrets présidentiels pendant ses années au pouvoir, avec 3721, selon l’American Presidency Project – la plupart liés à la Grande Dépression et à des mesures de guerre.

Catégorie à part

Malgré tout, Donald Trump s’inscrit dans une classe à part. Il a signé une soixantaine de décrets en trois semaines. Son prédécesseur, Joe Biden, en a signé en moyenne 41 par année.

« On constate une utilisation plus agressive des décrets présidentiels, en quantité comme en qualité », note Michael Bitzer, professeur de sciences politiques et d’histoire au Catawba College, en Caroline du Nord.

Plusieurs raisons expliquent la multiplication des décrets : la vision de Donald Trump par rapport à son rôle, son empressement à mettre en place diverses politiques populaires auprès de sa base, la préparation accrue de son équipe avec Projet 2025, le désir de chambouler l’ordre établi et de tester les limites du système.

Donald Trump n’est pas non plus reconnu comme un homme de compromis. Or, l’adoption d’une loi exige souvent des concessions. « La majorité républicaine est quand même mince et des élus plus modérés ou plus conservateurs que Trump pourraient tenter d’exercer une influence, d’obtenir quelque chose en échange de leur soutien à une loi », explique David Schultz, professeur de sciences politiques à l’Université Hamline, au Minnesota.

Sans compter le processus d’obstruction parlementaire (filibuster). Les républicains comptent 53 des 100 sièges au Sénat, suffisamment pour adopter une loi sans l’aide des démocrates, puisque seule une majorité simple est requise pour aller de l’avant. Par contre, il faut l’appui de 60 membres du Sénat pour clore les débats et passer au vote. Les démocrates pourraient donc faire obstruction en multipliant les interventions.

Batailles juridiques

Si un président peut adopter seul des décrets, ceux-ci doivent tout de même être conformes à la Constitution et tomber sous ses prérogatives. C’est là que les batailles juridiques se jouent.

La différence, cette fois ? L’administration laisse planer le doute sur ses intentions de se conformer aux décisions des tribunaux. Le vice-président J.D. Vance a avancé que les « juges n’ont pas le pouvoir de contrôler le pouvoir légitime de l’exécutif », même s’ils ont été appelés à maintes reprises à se pencher sur des décisions de la Maison-Blanche. En 1952, les juges de la Cour suprême ont par exemple statué que le président Harry Truman ne pouvait pas réquisitionner des aciéries pour maintenir la production d’acier, pendant la guerre de Corée. Notant au passage que le Congrès avait le pouvoir de légiférer sur la question.

Si on entre dans le scénario [où l’administration rejette une décision juridique], les États-Unis entreraient dans un territoire constitutionnel inconnu.

 Michael Bitzer, professeur de sciences politiques et d’histoire au Catawba College, en Caroline du Nord

Il faudra attendre les décisions, et voir comment la Cour suprême, à majorité conservatrice, interpréterait la Constitution par rapport aux décrets si les questions se rendaient jusqu’au plus haut tribunal du pays.

Distraction

La stratégie place aussi les adversaires du président sur le qui-vive et les oblige à multiplier les démarches juridiques. « Le nombre élevé de décrets rend difficile pour l’opposition de maintenir l’attention sur un enjeu, donc c’est une façon de distraire et de briser l’opposition », analyse M. Schultz.

Au-delà des décisions les plus flamboyantes, les experts s’inquiètent de décisions unilatérales de l’administration pour démanteler des agences et licencier des employés de la fonction publique. « Ces décisions sont beaucoup plus dangereuses pour le travail au quotidien des agences fédérales que la proposition de suspendre le droit du sol, qui risque de mourir dans l’œuf », dit M. Griffin, soulignant qu’il y a « pratiquement consensus » des constitutionnalistes sur la question de la citoyenneté accordée à toute personne née aux États-Unis.

« Avant que les tribunaux ne rattrapent les causes, beaucoup de dommages peuvent être faits en peu de temps », ajoute-t-il.

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